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Extraits de "Lumière d'homme" : 1er chapitre

- J'ai cherché Dieu... J'ai cherché Dieu...

Faible soupir tout d'abord, les mots dans la bouche de frère Huvelin devenaient plus distincts. Frère Baptiste, le jeune frère infirmier installé à son chevet, sortit brusquement de sa somnolence.

- Tu as parlé... dit-il à son frère, tu vas mieux...

Penché au dessus du blessé, il posa la main sur le front brûlant de frère Huvelin. La fièvre ne l'avait pas quitté. Elle paraîssait même plus forte que ces derniers jours.

- J'ai cherché ...

La fin de la phrase se perdit dans un rictus de souffrance.

- Père Abbé ! Père Abbé ! Frère Huvelin se meurt ! Il délire !

Le jeune moinillon, au chevet du blessé depuis bientôt une semaine, n'avait jamais vu de telles marques de souffrance sur le visage qu'il scrutait régulièrement. Il sentit la fin prochaine. La présence de l'Abbé devenait nécessaire.

Prévenu rapidement, l'Abbé avait coupé court à son oraison et se hâtait au chevet de frère Huvelin. Son âge et sa corpulence, acquise au fil des années et tout à fait seyante à sa fonction dans le monastère, l'empêchaient de courir mais il trottinait du plus vite qu'il pouvait. Tout en parcourant les longs couloirs de l'abbaye, il marmonnait : "Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pêcheurs... Mourir déjà, pas même quarante ans... C'est si jeune pour un moine... Mon Dieu, pardonnez-moi ! mais il n'a pas encore atteint l'âge d'une certaine acceptation, ou résignation ou sagesse..."

Perdu dans ses pensées, le Père Abbé remarqua à peine qu'il venait de croiser frère Quéluin. La face douloureuse de celui-ci lui rappela que le décès de frère Huvelin aurait des répercussions sur la communauté, sur frère Quéluin en particulier, et qu'il lui incomberait, du fait de sa charge, d'aider chacun à porter cette nouvelle épreuve. Un mois plus tôt, le frère prieur, fort âgé, avait été rappelé à Dieu. L'Abbé n'avait pas encore désigné de successeur. Il avait pensé nommer frère Huvelin à cette fonction de grande confiance mais il allait devoir tout reconsidérer désormais.

Essoufflé, en nage, le Père Abbé arriva à la cellule de l'infirmerie et se laissa choir lourdement sur un tabouret à côté de frère Baptiste.

- Comment va-t-il ? chuchota l'Abbé en épongeant son front humide avec un grand mouchoir blanc, le regard tourné vers le moine alité.

- Il souffre... Il gémit... et quand il peut parler, il répète toujours la même chose : "J'ai cherché Dieu". Il ne semble pas m'entendre et la fièvre est au plus haut...

Tout en parlant, le jeune moine appliquait des linges humides sur la figure de frère Huvelin, mais cela paraissait déranger le mourant qui remuait la tête de droite à gauche. Le visage restait grimaçant, les sourcils froncés et les yeux douloureusement fermés.

- C'est bon, va te reposer, conseilla le Père Abbé au moinillon. Je reste auprès de lui.

L'Abbé se cala sur son siège et prit la main gauche de frère Huvelin dans les siennes. Puis il ferma les yeux et récita silencieusement son rosaire. De temps en temps, il jetait un regard sur le mourant. Celui-ci, le visage toujours crispé, traversait des périodes calmes, interrompues par de brèves agitations au cours desquelles il tentait désespérément de parler.

- Tu as cherché Dieu ? s'enquit l'Abbé au bout d'un moment.

Un léger mouvement de tête fit office de réponse.

- C'est bien, poursuivit l'Abbé, c'est le travail de tout bon moine.

Frère Huvelin gémit d'une façon sourde et de grosses larmes coulèrent sur ses joues en feu. La fièvre semblait s'étendre à l'ensemble de la pièce.

Le Père Abbé, ne voulant pas lâcher la main du mourant, s'épongea le front comme il put dans la manche de sa bure. "Seigneur Dieu, quelle chaleur !", murmura-t-il en se redressant. Puis, se penchant vers frère Huvelin, il reprit doucement :

- Je suis témoin que tu as obéi à notre Règle, mon fils, dans l'offrande de toi-même la plus absolue. Y aurait-il quelque chose que tu souhaiterais confesser maintenant ?

Le mourant acquiesça d'un faible hochement de tête.

- Je t'écoute, reprit l'Abbé, rapprochant son oreille des lèvres brûlantes du moine.

- J'ai cherché Dieu... émit frère Huvelin dans un souffle.

- Je sais, je sais... J'en suis persuadé, mon fils, et Dieu le sait, Lui aussi. Il t'accueillera dans Son Royaume.

- Je ne L'ai pas trouvé... reprit Huvelin faiblement. J'ai fait tout ce qu'il fallait, j'ai obéi à la Règle dans toutes ses exigences... J'ai fait pénitence plus qu'à mon tour, j'ai tout accompli le plus parfaitement possible et je ne L'ai pas trouvé...

Ces paroles, plus soufflées que prononcées, avaient épuisé frère Huvelin. Il laissa retomber sa tête sur l'oreiller et tenta de retrouver sa respiration.

L'Abbé avait perçu la grande déception de frère Huvelin et, plus que de la déception, une certaine rage.

- Tu es en colère, mon fils ? demanda-t-il doucement.

De nouveau, des pleurs roulèrent des yeux rougis de frère Huvelin. Celui-ci fut brusquement agité de tremblements, puis d'une sorte de convulsion et l'Abbé crut assister aux derniers instants de son moine. Il avait repris sa prière silencieuse et confiait l'âme de frère Huvelin à Dieu, à la Vierge Marie et à Saint Benoît.

Au grand étonnement de l'Abbé, la crise passée, frère Huvelin retrouva un souffle plus tranquille. Il paraissait avoir récupéré des forces. Tirant la manche de son confesseur, il murmura douloureusement :

- Oui, je suis en colère... En colère contre Dieu car Il ne s'est pas révélé à moi... malgré toutes mes prières et toute ma dévotion à observer strictement notre sainte Règle... Et maintenant je vais mourir et seul ce sentiment m'étreint le cœur : ma colère, ma rage et mon impuissance...

L'Abbé fut bouleversé par la tristesse et la rancœur dont témoignait frère Huvelin. Profondément troublé aussi par la confession qu'il recueillait.

- En colère contre Dieu ! Mais c'est un péché mortel, mon fils ! Repens-toi, repens-toi, malheureux !

- Je ne peux pas, je n'y arrive pas... ma colère est si puissante...

L'Abbé, responsable des âmes que Dieu lui avait confiées, était affolé. Il lâcha la main du mourant et s'enfonça la tête entre les paumes en implorant la Vierge Marie de venir en aide à frère Huvelin. Il s'accrocha à son rosaire. Soudain, il eut l'idée de reprendre la confession par un autre bout.

- Tu vas bientôt rencontrer Dieu, frère Huvelin, ta requête va être exaucée. Nous tous rencontrerons Dieu le jour de notre mort. Il n'est donné qu'à quelques âmes de Le rencontrer de leur vivant... Sois heureux, le moment que tu attends avec tant d'impatience arrive. Prépare ton cœur pour ce grand moment.

- Comment le préparer, dans l'état où je me trouve ? demanda frère Huvelin avec une pointe de sarcasme.

- Et bien...

L'Abbé, désorienté par la remarque du mourant, cherchait ses mots.

- Et bien, reprit-il, qu'apportes-tu à Dieu de cette vie-ci ?

- ...

Devant le lourd silence de son moine, l'Abbé reprit :

- Tes prières ? ton travail ? ton obéissance à la Règle ? Qu'apportes-tu ?

Frère Huvelin resta encore douloureusement muet puis il gémit :

- Rien... Rien car rien de tout cela n'est vraiment à moi... Rien n'est vraiment moi... Je n'ai rien à apporter...

- Qu'est-ce qui est vraiment à toi, mon fils ? s'enquit l'Abbé.

-... Ma colère... finit par souffler le moine en pleurant.

De nouveau, l'Abbé, meurtri, se réfugia dans la prière. Puis il murmura, surpris par ses propres paroles :

- Et bien, apporte ta colère, puisqu'elle est vraiment à toi, puisque c'est tout ce que tu peux emporter là-haut... Apporte ta colère. Dieu, dans sa miséricorde infinie, saura en faire quelque chose...

Le père Abbé remarqua que les paupières de frère Huvelin s'étaient détendues suite à ces dernières paroles. Il donna l'absolution à son moine et reprit son rosaire avec ferveur.

Frère Huvelin s'était assoupi. Sa respiration faible mais régulière ne laissait aucun doute. "Ce n'est pas encore pour aujourd'hui" pensa l'Abbé. Lui aussi, comme absout d'un certain poids, se détendait. Il prit conscience des meurtrissures qu'imposait le tabouret à son large postérieur et se leva pour marcher un peu. Puis, il s'agenouilla au pied du lit et reprit ses prières, bien décidé à combattre de toutes ses forces pour la paix de l'âme du mourant.

Le rappel du terrible accident de frère Huvelin s'imposait régulièrement à son esprit, tel qu'on le lui avait rapporté. C'était lundi dernier, en début d'après-midi. Frère Huvelin travaillait aux champs avec frère Médard, comme à l'accoutumée. Ils entendaient tous deux les aboiements d'une meute de chiens, signe d'une chasse à courre un peu plus loin mais ils n'y prêtaient guère attention car il était bien rare que les seigneurs partis à la chasse se permettent de traverser les terres du monastère. C'était l'un des privilèges de leur statut de moines... Les paysans ne pouvaient malheureusement pas en dire autant. Pourtant, ce jour-là, les deux frères virent brusquement surgir dans le chemin longeant leur champ, un cheval noir emballé, blessé à la tête et au poitrail, portant sur son dos un malheureux jeune homme hurlant de terreur. Ils réalisèrent tout de suite le danger, car le chemin débouchait sur l'à-pic d'une carrière, à très peu de distance. Des hommes à cheval suivaient d'assez près et, visiblement conscients eux aussi du péril encouru, ils leur criaient d'arrêter l'animal. Les deux moines, encore solides et lestes pour leur âge, se précipitèrent sur le chemin, les bras écartés, tels deux sombres épouvantails, tentant de barrer la route au cheval. Celui-ci se déporta brusquement sur le côté, ses sabots glissèrent dans le fossé proche. Le jeune cavalier fut projeté en avant, tandis que le cheval perdait l'équilibre et tombait, entraînant dans sa chute frère Huvelin qui s'était glissé au même instant sur son côté pour tenter d'attraper les rênes.

L'animal terrorisé se remit difficilement debout et fut maîtrisé par frère Médard. Le jeune chasseur parvint également à se relever, ses blessures ne paraissaient pas trop graves. Frère Huvelin restait dans le fossé, inerte. Les cavaliers, descendus de cheval, et frère Médard ne purent que constater la gravité du choc. La tête du moine avait apparemment été épargnée mais son torse et ses jambes étaient en piteux état. Des pieux cachés dans l'eau du fossé avaient entaillé les chairs. L'une de ses jambes, brisée, saignait abondamment.

Les chasseurs aidèrent frère Médard à porter le blessé jusqu'à la cellule de l'infirmerie, au rez de chaussée du monastère. L'Abbé dépêcha un frère sachant monter à cheval pour raccompagner les chasseurs et aller quérir le chirurgien de la cour royale, à quelques lieues de là. Il était déjà arrivé que l'on fasse appel à ce praticien de grande réputation. L'homme de sciences arriva dans la soirée, accompagné de son apprenti. Il trouva le blessé lavé et pansé pour tenter de freiner l'écoulement de sang. Frère Baptiste et frère Jean, le vieil apothicaire, avaient fait de leur mieux. Ils s'effacèrent à l'arrivée du chirurgien du Roi. Celui-ci remit en place les os de la jambe droite, fracturés en deux endroits et entreprit de recoudre les plaies les plus importantes. Il ne pouvait rien faire pour la cage thoracique enfoncée. Il se souvenait d'un cas semblable il y a quelques années pour lequel il avait tiré sur les côtes pour les remettre en place... Le blessé était mort sur le champ. Cette fois-ci, il préféra s'abstenir mais il ne laissa guère d'espoir à la communauté. Frère Huvelin avait déjà perdu beaucoup de sang, il était inconscient, respirait à peine... Il était peu probable qu'il survive au-delà de cette nuit...

Cinq jours étaient pourtant déjà passés et frère Huvelin était resté entre la vie et la mort, inconscient mais vivant. De nombreux frères s'étaient relayés à son chevet. Frère Baptiste et frère Jean renouvelaient fréquemment les onguents à base de plantes pour favoriser la cicatrisation de toutes les blessures. La prière non plus n'avait pas cessé. Jour et nuit, les moines intercédaient pour le salut de l'âme de leur frère.

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